La prise en compte, relativement récente, de la biodiversité vient-elle questionner profondément la manière de penser le paysage et l’aménagement urbain ?
Marine Linglart. Cette préoccupation n’est pas nouvelle, mais elle a longtemps été pensée comme une injonction de protection ou de compensation, y compris loin du site. Ce qui change, depuis une dizaine d’années, c’est qu’on considère la biodiversité comme un élément programmatique, auquel il faut faire une place dans le projet, tant par le sol que la végétation ou la faune. Cela nous amène, nous écologues, à co-construire le projet avec les paysagistes.
Nous les aidons notamment à prendre en compte la réalité écologique du terrain. À partir de l’inventaire initial, le travail consiste à programmer la biodiversité, celle que l’on souhaite obtenir, comme quelque chose de plus que la situation initiale. Le site s’inscrit dans une trame d’espaces végétalisés : boisés, herbacés, humides, aquatiques, etc. qui le dépasse, dans laquelle il remplit déjà ou pourra remplir certaines fonctions pour les espèces vivantes sur le territoire. Si l’on a beaucoup de place, on va chercher à créer un réservoir ou un noyau de biodiversité ; sinon, on va s’attacher à organiser une continuité de micro-habitats.
La forme et la taille de l’espace disponible déterminent les populations animales qui peuvent y nicher et s’y reproduire, à condition que les milieux auxquels elles sont inféodées soient présents. Par exemple, nous allons planter certaines essences d’arbres en vue de la création d’un paysage correspondant à la forme – linéaire ou non – de l’espace et aux espèces que nous pensons pouvoir ainsi attirer.
Michel Desvigne. Le paysagiste crée ce que j’appelle des situations, en jouant avec les surfaces, les pentes, l’orientation, l’eau… La présence d’écologues dans l’équipe apporte beaucoup plus de précision et permet de passer à la notion plus scientifique de milieu.
Cette coopération est assez nouvelle en France, mais elle s’inscrit dans une tendance déjà ancienne : depuis une vingtaine d’années, grâce à des précurseurs tels que Michel Corajoud ou Alexandre Chemetoff, nous avons appris à considérer le projet comme un processus de transformation. Nous partons donc d’un diagnostic de l’existant, pas au sens de l’étude d’impact, mais comme point de départ, et la question fondamentale qui suit est « Où voulons-nous aller ? » La maîtrise d’ouvrage a un rôle clé à jouer dans la réponse à cette question.
Comment y répond-elle ?
ML. La maîtrise d'ouvrage a souvent du mal à savoir ce qu'elle veut précisément en matière de biodiversité, au-delà de la traditionnelle protection. Tout de même, depuis trois ou quatre ans nous avons vu apparaître des réflexions et des documents cadres qui vont dans le sens de la recréation de la biodiversité.
Mais il reste difficile, dans le dialogue avec les maîtrises d’ouvrage, de définir ce que l’on met derrière le mot « biodiversité ». Or ce n'est pas la même chose d'installer quelques nichoirs ou de créer des habitats écologiques qui sont beaucoup plus complexes, mettent du temps à se développer et ne sont souvent pas faciles à lire ou à comprendre par le public. Il faut par exemple pouvoir faire accepter que l’on va planter une centaine d’arbres sur une section du corridor boisé [le long du boulevard périphérique au nord] dont seulement les deux tiers vont survivre, parce que c’est cela la réalité de la gestion forestière. Et pour la faune, dans les cinq premières années, on n’aura pas forcément les oiseaux que l’on attend, il faut être patient. Le temps de la nature, c’est 15 ans, 20 ans, plusieurs mandats électoraux !
MD. Cette notion de temps est fondamentale, notamment en termes de responsabilité face à l’avenir. Il est important de garder le plus possible d’espaces ouverts c’est-à-dire perméables, même si dans un premier temps ils ne sont pas gérés au bénéfice de la biodiversité. C’est le cas dans le projet Gare des Mines, où il y a potentiellement un grand vide de 5 ou 6 ha, dans lequel seront recréés des terrains de football. C’est une situation qui pourra servir à long terme. Autrefois, cet espace aurait été fractionné, le privant de ses potentialités d’accueil de biodiversité.
ML. La Ville de Paris impose d’ailleurs ces grands espaces dans son PLU bioclimatique1
MD. Nous devons nous réjouir de grands progrès dans la prise en compte de la biodiversité par les services municipaux en général, même si la réglementation reste assez orientée vers la facilité d’entretien et de gestion. Il fut un temps, au début des années 2000 à Paris, où l’on devait tellement espacer les arbres qu’il était impossible de créer des milieux. Cela en faisait des objets morts, des lampadaires ! Cet état d’esprit a heureusement beaucoup évolué, à Paris et dans de nombreuses grandes villes de France, qui échangent d’ailleurs entre elles.
Le dialogue évolue donc, mais il reste complexe…
ML. En même temps, si le dialogue est parfois difficile, c’est aussi parce que nous sommes encore en phase d’expérimentation. En France, nous avons certes des compétences forestières, mais elles sont orientées vers la production de bois et nous n’avons pas l’habitude de créer de petites surfaces esthétiques. Michel et moi avons proposé une méthodologie, dans un guide, mais elle reste difficile à partager avec les services municipaux. Nous sommes souvent face à des injonctions contradictoires, par exemple entre la nécessité [biologique] de gérer plusieurs strates arbustives et celle [sécuritaire] de conserver de la transparence dans les vues. De même, la plupart des études d’impact nous demandent de préserver des friches, mais c’est très compliqué en pratique. Même chose pour les milieux ouverts (prairie haute ou friche arbustive), extrêmement utiles à la biodiversité, mais très difficiles à créer et à maintenir en raison des contraintes d’usage. Et nous pourrions aussi parler des semis, qui sont préférables à la plantation de vivaces ou de bisannuelles parce que la floraison est plus étalée dans le temps, mais que nous avons beaucoup de mal à faire accepter.
MD. Pour que les espaces naturels soient respectés, il faut d’abord qu’ils soient compris. Il faut peut-être commencer par rendre le lieu praticable en créant de simples pelouses, puis dans un second temps introduire des arbustes. On peut d’ailleurs lire un parc comme un ensemble de strates : on travaille d’abord le sol, puis les arbres, puis la strate basse. Mais pour cela, il faudrait pouvoir intervenir sur des périodes très longues, de près de 50 ans, comme cela se pratique aux États-Unis.
Aujourd’hui, nous avons les accords cadres [de maîtrise d’œuvre urbaine] qui peuvent durer jusqu’à 16 ans. C’est un progrès immense dans notre profession, les dialogues compétitifs aussi. Tout cela est plutôt très favorable à la biodiversité. Mais il faudrait y ajouter la possibilité de contrats de suivi légers après la livraison des projets.
Pour rester sur l’expérimentation, que testez-vous ou aimeriez-vous tester ?
ML. Un bois au sens forestier, c’est 4 hectares, ce que l’on n’a jamais en ville. Mais on peut se donner l’objectif de créer une ambiance forestière. Cela veut dire trois choses : de la fraîcheur, de l’humidité et une certaine lumière au cœur de la masse végétale. Et ça, les études scientifiques nous disent que c’est faisable à partir d’un demi-hectare. C’est ce que nous allons faire avec le corridor boisé du projet Gare des Mines.
MD. De manière peut-être plus ornementale, on peut aussi créer des sortes de bois miniatures ou des bosquets, avec une dizaine de petits arbres qui vont vite former un volume et dont la croissance et la sélection vont donner à terme le grand arbre qu’on ne peut pas avoir autrement. Cela n’est pas encore dans la culture française où nous avons tendance à voir les arbres comme des objets, dans une vision d’ingénieur, mais cela est très courant dans les parcs des 18e et 19e siècle en Angleterre ou en Allemagne.
Ces questions esthétiques, ces modèles, cette culture sont essentiels à la communication dont nous avons vu combien elle est importante si nous voulons que les gens comprennent ce que nous faisons. De nouveaux modèles de parc se sont imposés aujourd’hui, on le doit à nous tous, à Gilles Clément qui a beaucoup contribué à ce changement de regard. La communication aujourd’hui doit parler de biodiversité sans négliger l’esthétique. Une broussaille quelconque avec un panneau devant ne devient pas pour autant belle. C’est un travers dans lequel nous paysagistes ne voulons pas tomber, il nous appartient de maîtriser nos espaces.
Travailler une matière vivante, n’est-ce pas accepter de ne pas tout maîtriser ?
ML. En effet, l’échec n’est jamais exclu, notamment parce que tout se joue dans la précision. Nous faisons des choix liés à l’exposition, à l’ombre et la lumière et aussi à la réflectance du bâti, c’est-à-dire sa propension à émettre de la chaleur. Si le projet architectural évolue ou s’il y a un sifflet de vent imprévu à un endroit, la végétation ne prend pas. Il faut aussi tenir compte d'affinités très sélectives entre végétaux, pour associer ceux qui vivent bien ensemble. Et tout cela alors que les végétaux restent fragiles pendant au moins 10 ans…
D’ailleurs, face à une demande croissante, les producteurs de végétaux ont du mal à suivre et leurs plantes sont de moins bonne qualité. Il faudrait donc que leur responsabilité soit plus engagée à l'image de ce qui se passe dans le bâtiment avec la garantie décennale, mais c’est très délicat, s’agissant de matière vivante justement, parce que celui qui fournit n’est pas celui qui plante et entretient.
1 L’OAP du site Gare des Mines - Fillettes impose 50 % d’espaces libres à l’échelle de cette opération, soit 50 % d’espaces non bâtis et végétalisés.